Conditions d’émergence de la photographie
La recherche technologique n’a rien de neutre. Pour qu’une "invention" émerge, il faut qu’elle soit à la fois rendue possible par un contexte préexistant mais aussi rendue nécessaire, appelée, par de nouveaux besoins.
Pourquoi plusieurs scientifiques amateurs - dont Nicéphore Niepce - s’intéressent-ils à la fixation d’une image formée de manière "automatique" au début du 19eme siècle ? Parce qu’un ensemble de conditions sont réunies pour la rendre possible, et désirable.
La révolution industrielle
Le 19eme siècle est celui de la révolution industrielle. Cette révolution est basée sur le capitalisme et sur le duo recherche et développement. Son énergie sera la vapeur, et comme toute révolution, elle bouleverse le rapport au monde de toute la population occidentale, Angleterre en tête.
En 1825, le 27 septembre, moins d’un an avant la première fixation d’une image photographique, a lieu le premier transport de personne par rail : la ligne Stockton - Darlington.
L’idée d’investir dans de la recherche, avec en ligne de mire l’exploitation industrielle des découvertes ainsi obtenues, agite les intellectuels de tous bords depuis quelques siècles déjà . La division du travail est déjà présente même si Taylor ne la théorisera qu’à la fin du siècle, et avec elle a déjà augmenté les capacités de production des entreprises. Associée à la paupérisation des travailleurs en atelier, l’industrie permet un enrichissement spectaculaire de la bourgeoisie, qui ne compte pas stopper la dynamique qui lui confère une puissance sans précédent.
La recherche autour de la fixation des images est assez périphérique des enjeux industriels, mais Nicéphore Niepce, père officiel de la photographie, est le pur croisement du détachement grand-bourgeois et de la curiosité en science appliquées : en parallèle à sa recherche sur l’image héliographique, il a mis au point un des premiers prototypes de moteur à explosion, proposé d’améliorer la machine à Vapeur de Marly, et s’intéresse à la culture du pastel (une plante médicinale). Il finira ruiné tant son intérêt pour les sciences et l’industrie, dans un contexte post-révolutionnaire n’a pas voulu s’encombrer des problèmes de rentabilité.
Voir la nature comme un potentiel à maitriser et à mettre au travail, reproduire des phénomènes, produire des machines, s’appuyer sur la science, créer des outils fiables et quantifiables, tous ces intérêts traversent le siècle et la photographie sera à la fois sujet et source de recherche.
Inventorier le monde pour mieux le dominer
Dans ce contexte d’accélération des découvertes, le monde apparait doucement sous la forme où nous le connaissons : grand mais fini. Pour pouvoir le dominer, le connaitre avec précision, il faut de nouveaux outils. Le 19e est celui d’un colonialisme brutal basé sur des hiérarchies entre cultures et une exploitation des ressources et des peuples, qui a besoin d’outil de construction d’idéologie et de domination. Le système métrique décimal est officiellement adopté en France par la loi du 4 juillet 1837 et s’est déjà répandu en Europe depuis 20 ans. Il s’agit d’universaliser un système de mesure, pour pouvoir ramener des informations fiables et comparables de partout. La photographie va être conçue comme un moyen de ramener rapidement des images de ce monde, à travers des missions (la mission héliographique ou le voyage de Maxime du Camp, par exemple, dans les années 1850). On imagine plutôt la photographie comme une aide au graveurs car la reproduction des images photographiques est complexe, mais l’objectif symbolique est là : il s’agit de capturer le monde.
Voir le lointain et l’invisible
Les sciences demandent plus que de simples images à contempler et à montrer dans les salons d’initiés. D’autres quêtes scientifiques ont besoin d’outils fiables, permettant des études et des mesures. La photographie saura répondre à une partie de ces attentes, et le 19eme siècle verra se succéder la quête de la précision photographique, tant au niveau du détail que de la rapidité des surfaces sensibles.
Le mot "bactérie" est inventé en 1826, attestant du désir d’explorer un monde hors de vue, mais qu’il est essentiel de pouvoir observer pour faire progresser la médecine et la chimie. L’observation astronomique est aussi une quête et les photographies de la lune, permettant d’observer pendant le jour le fascinant satellite. La première photographie detaillée de la Lune est réalisée par John William Draper en 1839, un daguérréotype avec un temps de pose de 30 minutes.
La science, avide d’information fiable, de démonstration et de reproductibilité, va ajouter la photographie à son arsenal.
Guillaume Duchenne de Boulogne déclenche des émotions par stimulation électrique ( 1860).
Eadweard Muybridge, Human and Animal Locomotion, Philadelphia, 1887
Des images pour l’imprimerie
Même si la reproduction d’images photographiques dans la presse est trop complexe techniquement pour le 19eme siècle, la photographie est abondamment utilisée comme bloc-note par les illustrateurs de revues scientifiques, des encyclopédies, de journaux et de revues. La lourdeur du procédé et des appareils photo ne rendent pas possible le photo-reportage tel qu’il va se développer à partir des années 1910 dans le monde, mais la presse voit la demande d’images exploser au cours du 19e et pour y répondre, les graveurs ont besoin de matériel, même si le public n’a pas besoin qu’on lui serve "la vérité".
Disposer de documents précis d’architecture orientale, de plantes en situation, de machines dans un atelier, d’intérieur d’animaux, de portrait de grands hommes ou de recherche archéologique est une aide précieuse pour les armées de graveurs.
Des outils pour la massification de la société
Le 19eme siècle voit des problèmes nouveaux émerger, comme la démographie en hausse et la concentration de plus en plus forte de la population dans les villes, liée à l’industrialisation. Le recensement, le contrôle des flux de migrations à l’intérieur des pays, la surveillance de la criminalité deviennent des enjeux nouveaux, pour des raisons républicaines (éducation nationale, justice, aide à la population) ou de contrôle du pouvoir (identification et neutralisation rapide des agitateurs politiques).
Bertillon imposera la photographie de face et profil, la photographie permettra d’identifier les populations indigènes ou candidates à l’immigration (comme à Ellis Island)
La chimie balbutiante
La photographie demande la conjonction de deux sciences : l’optique et la chimie. Si l’optique est explorée depuis l’antiquité et donne lieu à des usages maitrisés (lunettes, télescopes, et dans le domaine des arts la chambre claire), la chimie du début du 19e siecle est balbutiante. La théorie d’un monde fait d’atomes peine à se faire accepter, et avec elle l’idée que le monde se constitue d’éléments simples et combinables. La synthèse (fabrication artificielle de solutions chimiques) est donc encore expérimentale. Les chercheurs évoquent des théories encore invérifiables. C’est pourtant la chimie qui permettra de fixe une image formée sur une surface plane à l’aide de lentilles. Mais pour ça il faut trouver dans la nature des pistes à explorer et affiner. Des expériences en ce sens seront pourtant lancées en France par Niepce mais aussi en Angleterre par Fox Talbot.