Interview de Bruce Davidson
C’est une très belle idée. Faire découvrir les photographies de Bruce Davidson. La Fondation Henri-Cartier-Bresson, à Paris, présente deux séries fortes de cet Américain né en 1933, qu’il a consacrées à la communauté noire dans les années 1960 : " Time of Change " sur le combat des droits civiques, et " 100e Rue " sur les habitants et la vie d’une rue du quartier noir de Harlem, à New York. La centaine de photos en noir et blanc montre autant la détermination des militants noirs que leur peur face aux foules hargneuses. Et aussi la misère accablante des lieux de vie à New York comme dans le sud du pays. Le style de Davidson fait la synthèse entre l’humanisme distant d’un Cartier-Bresson et l’école américaine du reportage subjectif, plus proche des gens et de leurs pensées, initiée par Robert Frank et par Diane Arbus.
Dans quelles circonstances avez-vous réalisé vos photos sur le mouvement des droits civiques américains ?
En 1961, j’ai entendu parler d’un groupe de jeunes militants des droits civiques, Blancs et Afro-Américains, tabassés puis arrêtés après que leur bus eut été incendié dans le Sud. J’ai appris qu’un nouveau groupe prenait la route et j’ai décidé de me joindre à lui. Je ne savais pas dans quoi je m’engageais, mais je sentais qu’il fallait le faire. J’étais membre de l’agence Magnum, mais aucun journal ne m’avait demandé de traiter le sujet. J’y allais pour moi.
Ce voyage a changé ma vie. J’ai grandi au sein de la moyenne bourgeoisie blanche d’une banlieue de Chicago, sans jamais être en contact avec la communauté afro-américaine. Je n’avais pas réalisé jusque-là combien le Sud était violent envers les Noirs. En 1962, j’ai obtenu une bourse pour travailler sur la jeunesse des Etats-Unis. J’ai très vite compris qu’elle était là , dans ces étudiants noirs et blancs, qui tentaient de changer la situation. Je me sentais l’un des leurs.
Vous avez photographié la population noire du sud des Etats-Unis pendant quatre années...
Je voulais montrer pour quoi et pour qui les militants des droits civiques se battaient, les coulisses de leur campagne, la suprématie blanche. Les conditions de vie des Noirs du Sud n’avaient pas changé depuis que Dorothea Lange ou Walker Evans avaient photographié les conséquences de la Grande Dépression en 1936.
Vous connaissiez les photos d’Henri Cartier-Bresson de 1947 des Noirs des Etats-Unis ?
J’en avais vu quelques-unes. J’étais amoureux de la photographie depuis l’âge de 10 ans. Plus tard, je l’ai l’étudiée au Rochester Institute of Technology, où je suis tombé amoureux d’une fille qui possédait un livre de Cartier-Bresson. Je me suis dit que si j’arrivais à faire des photos comme lui, elle m’aimerait peut-être. Au final, elle est partie. Et je suis resté avec Cartier-Bresson, que j’ai rencontré à Paris en 1956.
Le seul autre photographe dont je connaissais le travail à l’époque était Eugene Smith. Disons que Smith était mon père en photographie, et Cartier-Bresson ma mère. Il était généreux et appréhendait la vie avec légèreté, il ne s’est jamais imposé dans ses images. Smith travaillait plutôt à la manière d’un metteur en scène.
Dans l’un de vos livres, vous remerciez ceux qui vous ont " laissé rentrer dans leur vie ". C’est ce qu’ont fait les gens de la " 100e Rue " (1966-1968) ?
Absolument. Chaque photo relève pour moi d’une nécessaire collaboration avec mon sujet. Je travaille de façon plus intuitive qu’intellectuelle. East Harlem était considéré comme l’un des pires quartiers en matière de logement. Je voulais montrer la dignité de ses habitants autant que leur désespoir. Ils m’ont accueilli avec scepticisme, puis m’ont accepté, conscients qu’ils pourraient utiliser mes clichés auprès des autorités locales. Il aura malheureusement fallu attendre vingt-cinq ans pour réunir l’argent nécessaire à la rénovation du quartier.
Jusque-là vous aviez travaillé au Leica, qu’est-ce qui vous a poussé à utiliser la chambre ?
Mon travail sur les droits civiques relevait du photoreportage. Là , il fallait que les habitants me voient. Je tenais à m’exposer à eux de la même manière qu’ils s’exposaient à moi. Je ne les ai jamais fait poser. Je leur disais où faire la photo et je les laissais ensuite trouver eux-mêmes la manière dont ils voulaient apparaître. Ç’a été une merveilleuse manière de travailler, beaucoup plus lente que d’habitude. Et puis le négatif de la chambre capte davantage de détails, révèle mieux les matières.
Après ce travail, vous vous êtes orienté vers le film documentaire. Pourquoi ?
Mes photos sont devenues trop silencieuses, trop immobiles. J’avais besoin de faire un break. Je suis revenu à la photo en 1980 grâce au métro, inspiré par les graffiti. J’ai commencé par les photographier en noir et blanc, mais il manquait une dimension que seule la couleur pouvait donner. Jusque-là , je ne croyais pas la couleur nécessaire à la photo, encore moins à la photo de presse. A l’exception des images d’Ernst Haas et de celles, terribles, réalisées par Larry Burrows au Vietnam.
Votre travail sur les droits civiques et le Sud a été publié dans un album titré " Time of Change " (le temps du changement). Qu’est-ce qui a le plus changé depuis ?
Même si le racisme est toujours présent, les Afro-Américains ont beaucoup plus d’opportunités qu’avant. En ce qui concerne la photographie, elle est désormais considérée comme un art, et il existe un marché dont je tire la plupart de mes revenus. Mais je ne me suis jamais considéré comme un artiste. Pas même comme un photographe documentaire. Juste un photographe.
Propos recueillis par Hélène Simon
© Le Monde 18/01/07